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LA LIMITATION DES CHAMPS DE SAVOIR CHEZ KANT, CANGUILHEM ET FOUCAULT

August 12, 2019

Monique David-Ménard

Ce que l’on doit à un maître, en philosophie, est un legs dont la transmission passe par des voies incertaines. Il m’a toujours été « évident » que Georges Canguilhem m’a avait appris ou m’avait autorisée à penser qu’il y a deux manières de faire de la philosophie : l’une consiste à poser des questions dites fondatrices, ce qui implique de rejoindre l’admirable clôture de la métaphysique occidentale, l’autre consiste à choisir d’investir un champ empirique dont on a quelque raison, au départ, de penser qu’il nous obligera à « penser autrement ». Tel fut sans doute l’enjeu des études médicales accomplies par Georges Canguilhem : ouvrir les formes de rationalité apportées par la physique et transformer certaines problématiques philosophiques à partir là. Sur le statut de la technique, avant et après Descartes, sur les apories constitutives de la métaphysique de l’âme ou de celle de l’esprit, sur la circularité du vivant et de la technique, c’était à partir d’une  question neuve et dans un champ limité qu’on était amené, sinon à dépasser les limites de la métaphysique, du moins à « penser autrement ».

Mais cette action de l’enseignement de Canguilhem venait du Canguilhem, historien des sciences, des épistémologies régionales. Le premier Canguilhem, celui dont le premier tome des œuvres vient de paraître pratiquait-il déjà la philosophie de cette façon, comme un art des écarts bien choisis par rapport aux problématiques des fondements ? Qu’avais-je à l’esprit, philosophiquement lorsqu’il me paraissait « évident » que la stratégie des épistémologies régionales, chez Canguilhem, était une philosophie ? Je me propose de préciser d’abord cette évidence, et de chercher ensuite si ce style de pensée était déjà présent  dans ses œuvres antérieures aujourd’hui disponibles.

 J’entends la « régionalité » d’un savoir  en rapport avec une problématique des limites : en interrogeant la limitation des savoirs, il s’agit de décrire précisément comment  une invention de pensée suppose un contexte préalable dont des concepts inédits se détachent. Se détacher ne veut pas dire alors avoir à méconnaître le sol anthropologique,  pulsionnel ou politique dont il s’agit de se défaire par la pensée, mais plutôt pouvoir critiquer une illusion préalable. Le savoir produit en même temps que cette critique est alors nécessairement situé ou localisé par le trajet même de la critique. Comme vous le savez tous, cette problématique de la critique des illusions préalables n’est pas ma spécialité personnelle. Il y a depuis Kant, Comte, Bachelard, Foucault,  Althusser  une tradition de pensée qui a usé (et abusé sans doute parfois) de la problématiques des ruptures épistémologiques. Mais qu’il y ait eu en France, dans les années 1960 à 1980  une mode, vite oubliée d’ailleurs,  des obstacles et des ruptures épistémologiques, ne décide pas en soi de la non-pertinence de ces notions lorsqu’il s’agit de déterminer comment on peut, dans certains contextes  « penser autrement », comme disait Foucault dans l’Archéologie du savoir.

Deux traditions ici s’opposent qu’on peut situer par les noms de Spinoza et de Kant : pour le premier la raison n’a pas à montrer comment elle est sortie d’une illusion puisque la notion de l’erreur ou de l’illusion vient toujours après coup. Ce qui est premier, c’est que  « nous avons une idée vraie », selon la première phrase de L’Ethique. L’idée vraie ne provient pas de la critique des idées du premier ou du deuxième genre de connaissance. Corrélativement, le savoir n’est pas situé. Lorsque nous avons une idée vraie nous sommes non pas seulement dans l’absolu, nous sommes l’absolu, une partie de l’entendement divin. Pour Kant au contraire, certaines pensées sont gagnées sur des illusions ou sur un délire (Wahn) – que ce délire soit celui d’un « Geisterseher » ou qu’il soit  le délire interne à la raison dont la critique démonte les mécanismes dans la « Dialectique transcendantale ». Qu’une création de pensée soit gagnée sur une illusion lui confère un site dont il n’est pas sûr qu’il convienne de les séparer.

Quel est donc le rapport entre la problématique des limites d’un savoir et la prise en compte des illusions dont il se sépare ?  Ainsi formulée, la question vaut aussi bien pour Kant que pour Canguilhem et Foucault, mais c’est à préciser leurs différences que je souhaite à présent m’employer. L’important est que la création d’un savoir inédit présuppose un contexte dont il se détache. Les modalités de détachement empêchent qu’on puisse s’en tenir à une vue de surplomb car l’inventivité de la pensée tient au moment sceptique qu’elle déploie ou qu’elle assume. En parlant de « moment sceptique » en quoi consiste l’invention de concepts, je souhaite décliner ce moment diversement selon Kant, Canguilhem et Foucault. Le moment sceptique implique la limitation d’un champ de savoir ou plutôt de deux champs de savoirs dont l’un se différencie de l’autre. L’invention conceptuelle consiste à penser la différence de ces deux champs. C’est pourquoi j’ai souligné plus haut le « en même temps » qui lie la question de la sortie d’une illusion et celle de la limitation d’un champ de savoir ou plutôt de deux champs. Je confronterai en concluant cette conception du « moment sceptique » à l’analyse que donne Hegel du scepticisme comme d’une pensée qui resterait à tort tributaire d’un donné qu’elle contesterait toujours de la même manière. Car c’est justement le fait que la critique d’un savoir préalable s’effectue d’une manière singulière qui permet qu’il y ait invention.

  1. Kant : La limitation du champ des phénomènes et la « méthode sceptique »

Quelques  mots de rappel sur la problématique des limites chez Kant : que le champ du savoir soit limité s’entend chez lui au sens positif : il n’y a de savoir portant sur une réalité qu’à la condition qu’il sache constituer son objet. Et l’objet, ici, (Gegenstand) est moins le corrélat du sujet que la modification, par limitation, de l’objet de pensée (Objekt) illusoire sur lequel il est conquis lorsque la synthèse qui l’appréhende et qui, par elle-même, va à l’infini, parvient à se limiter. Les objets sont gagnés sur l’idée de monde qui ne peut trouver de corrélat réel. Kant est réputé être le philosophe de l’objectivité. Mais il n’est pas que cela ou plutôt il n’est cela que pour avoir décrit les illusions de la pensée pure. Est  Gegenständlich  le champ de savoir produit par transformation d’une notion problématique qui, par elle-même, conçoit l’infini mais seulement dans « la pure pensée », sans corrélat réel possible ( ce corrélat ne peut pas « être compté parmi les possibles », même s’il n’est pas contradictoire en logique formelle). La détermination par Kant  de la proximité et de la différence des synthèses transcendantales qui déterminent un objet –de-connaissance et de celles qui raisonnent sur le monde en s’en tenant à un objet-de-pensée exige l’instauration de ce qu’il nomme la méthode sceptique, c’est-à-dire d’un examen impartial des deux thèses qui s’opposent dans les raisonnements sur le monde. Cette scène impartiale vise à élucider l’illusion à l’œuvre dans ce qui nourrit «le point de désaccord » qui s’entretient incessamment.[1] Il n’y aurait pas de théorie de l’objet- de- connaissance s’il n’y avait pas d’étude critique de l’antinomie de la raison pure, puisque l’objet est gagné sur l’illusion.[2] C’est cela qui donne à l’Idée du monde un privilège sur les deux autres idées de la raison : comme la synthèse transcendante qui pense le monde ne diffère que par sa grandeur de celle qui connaît des objets, on saisit dans leur contraste l’extrême proximité entre le délire interne à la raison et ce qui la limite ce qui rend possible  la connaissance[3].

La deuxième  chose à rappeler c’est que chez Kant il y a au moins deux notions de la limite : Schranke et Grenze. Les Idées problématiques de la raison ne donnent lieu à un savoir mettant en jeu un réel que lorsqu’ elles parviennent à restreindre la synthèse par laquelle elles forment ces idées aux conditions de l’intuition. Même la restriction est positive, chez Kant. Si les limites comme bornes semblent relever d’une impuissance relative, la position de ces limites transforme les bornes en produit de la limitation active, par la raison, de son champ. C’est ce qu’il nomme Grenze et Begrenzung. Enfin, troisièmement – et cela signe l’appartenance de Kant au XVIIIè siècle  alors que Canguilhem et Foucault s’éloigneront de lui sur ce point -, l’idée de limitation des champs de savoir requiert le contrepoint établi entre le noumène et le phénomène. C’est seulement parce qu’on peut penser un objet (Objekt) qui ne serait qu’intellectuel et dont le contenu empirique est posé par la critique comme vide, ou comme un « rien » du point de vue du connaître, que la finitude du champ des phénomènes est assurée. La chose en soi est vide, mais de la chose en soi, dit Kant, il reste une place,  « au-delà » du phénomène. Sans l’activité critique de la pensée qui déclare vide l’au-delà, le phénomène se prendrait pour l’absolu et donc sa limitation ne serait plus assurée.

On pourrait revenir longuement sur le tissage subtil de ces trois aspects de la limitation du champ des phénomènes chez Kant qui se trouvent précisés, en particulier, dans le débat avec Leibniz mené dans le chapitre « Amphibologie des concepts de la réflexion ». Lorsque Leibniz circule allègrement de l’infiniment petit à l’infiniment grand dans sa théorie des « petites perceptions », lorsqu’il inscrit un savoir  du sensible, inconscient de sa structure infinitésimale et intégrale dans la complexité infinie de l’esprit divin, cette comparaison, affirme Kant, ne concerne que  le versant de la pensée pure  et non pas celui de la jonction des concepts avec un réel. Leibniz ne se rend pas compte que cette circulation, en tant que comparaison, n’est que réflexive, il la prend pour constitutive de ce dont elle parle.

  1. Les inventions conceptuelles se décident localement, dans le détail d’un travail critique.

De Canguilhem, je retiendrai, non pas le philosophe des normes, du normal et du pathologique, ni celui de l’irréductibilité des savoirs du vivant à la connaissance physique, ni celui qui montre le finalisme des théories mécanistes, mais plutôt  celui qui fait de l’histoire des sciences une œuvre philosophique.  Un peu comme Koyré dans les Etudes galiléennes, il pose que la possibilité d’inventer de nouveaux modes de pensée se décide toujours  lorsque des difficultés sont transformées en problèmes nouveaux, c’est pourquoi les savoirs importent par leur limitation ou leur situation. Je suis, sur ce point, en accord avec Pierre Macherey lorsqu’il rappelle ce qui faisait le style de la pensée de Canguilhem :   en commentant des textes d’accès difficile comme l’article « application » rédigé par d’Alembert pour l’Encyclopédie, associé à des extraits de la Science des ingénieurs de Belidor , il établissait en fait  des éléments fondamentaux d’une philosophie de la technique, « appuyée sur certains aspects caractéristiques de l’histoire de son concept, ressaisi au cœur de ses transformations, et par là-même renvoyée à ses principaux enjeux spéculatifs et pratiques » [4]. Que la science, mais aussi la pensée conceptuelle, se produisent  toujours en situation, tel était le point de départ de la philosophie de Canguilhem.  Faire apparaître la limitation des savoirs est en conséquence la seule manière de comprendre comment la pensée scientifique, en particulier dans les sciences du vivant, parvient à se passer des dualismes dont vit la métaphysique. Il n’a plus besoin de passer par l’idée kantienne que le phénomène ne prend sens, dans sa limitation, que par rapport à un au-delà dont il faut démontrer le vide.

Prenons comme exemple l’étude apparemment  « seulement historique » du concept de réflexe, dans le premier ouvrage qui porte ce titre (1953), mais aussi dans l’article plus tardif sur « Le concept de réflexe au XIX è siècle » (1964) et  dans son célèbre article « Qu’est-ce que la psychologie ? » (1956).

A quoi sert, philosophiquement l’érudition d’historien chez  Canguilhem ? Il ne montre pas seulement que le concept de réflexe s’est formé autant et plus chez les  vitalistes Willis et Prochaska que chez les physiologistes se réclamant, dans une histoire rétrospective et illusoire, de Descartes et des iatromécaniciens. Il montre surtout, mais comme au passage, que l’intérêt philosophique du réflexe, c’est que la physiologie a appris à se passer des notions de conscience et d’inconscient, grâce à un concept des fibres sensitives qui ne doit plus rien à la notion de sensation. Tant qu’on parle de sensation, on est amené, en étudiant les réflexes, à faire fond sur l’idée qu’il y a comme une sensation inconsciente, puisque l’excitation initiale des fibres se « réfléchit » dans la moëlle épinière et non pas dans le cerveau. La découverte des deux systèmes nerveux, central et périphérique, semble alors coïncider avec la distinction des mouvements involontaires et volontaires qui eux-mêmes sont solidaires d’une notion de la conscience qui est philosophique.  C’est de vouloir mettre en correspondre stricte la physiologie avec la distinction philosophique du conscient et de l’inconscient qui est illusoire. Seule la théorie expérimentale de l’influx nerveux se propageant sur les fibres de façon centripète est indépendante  de l’antique distinction de la conscience et de l’inconscient. C’est bien pourquoi la critique par Canguilhem de la psychologie comme pseudo-savoir ayant cherché à objectiver la conscience est solidaire de ses travaux d’histoire des sciences sur le réflexe. La soi-disant science de la psyche ne constitue jamais son objet que dans un contresens objectivant sur Descartes. C’est justement parce qu’une science de la psyche est introuvable qu’elle se renverse historiquement si facilement mais sans le dire en une politique des comportements et des aptitudes qui est une  sélection des individus pour certaines tâches qui requièrent que les hommes soient des instruments.  La psyche est un  objet de savoir inconstitué.  On le montre, soit directement en faisant l’histoire de la psychologie à partir de Descartes, soit indirectement  en comprenant comment la physiologie du réflexe a su se libérer de cette notion en empruntant d’abord la métaphore de la « réflexion » de l’influx nerveux par le mouvement, réflexion qui dépend de la moëlle épinière.  Si la révolution copernicienne dans la physiologie du mouvement, c’est la dissociation des notions de cerveau et de centre sensori-moteur ainsi que la découverte expérimentale de centres excentriques, c’est-à-dire du réflexe, la véritable difficulté conceptuelle devient  alors de concevoir une « impression sensible non sentie »[5]. Car, depuis Aristote, ce n’est pas le nerf qui sent, c’est l’âme, qu’on conçoive cette dernière comme une âme dans la moëlle épinière ou comme une conscience. Et Canguilhem d’ajouter : «  C’est peu à peu que toute référence à l’expérience subjective sera éliminée de la définition de la sensibilité ou plus exactement mise entre parenthèses. On définira objectivement la fonction de sensibilité par la structure histologique des récepteurs d’excitations, par le sens de la conduction de l’influx sur la fibre nerveuse. La sensibilité, ce sera le phénomène nerveux centripète. Mais pour ne plus se poser dans les ouvrages de physiologie, le problème

psychologique de la sensibilité n’a pas été annulé. »[6]

Cette dernière remarque est importante : si Canguilhem n’ajoutait pas que la question psychologique de la nature de la sensibilité reste posée, sa position pourrait être pragmatiste : il suffirait d’éliminer une notion trop théorique pour accéder au savoir positif. Un peu comme les « DSM », classifications psychiatriques actuelles, démantèlent la psychopathologie comme théorie dans un anti-conceptualisme primaire : puisque certains psychotropes agissent, semble-t-il, sur  tels neurotransmetteurs, on prendra leur effet comme seul guide de la séméiologie en déclarant vaine toute théorie non articulée à l’effet des substances qu’on contrôle un peu. Telle n’est pas la position philosophique de Canguilhem : ne plus faire référence à la conscience dans la théorie de l’influx nerveux est un gain de rationalité, une manière de mieux comprendre, et pas  seulement de mieux manipuler, le réflexe. Comme il le dit encore en 1964 : « A ce moment [à la fin du XIXè siècle], l’âme est reconduite aux frontières de la physiologie, ce qui signifie peut-être seulement que la référence à l’expérience vécue a été mise entre parenthèses[7] ». Cela ne préjuge pas d’une élaboration philosophique rendue nécessaire sur la notion de sensibilité inconsciente, ni  sur  la conscience et l’inconscient.

On sait, par exemple, que toute l’histoire de la psychanalyse est traversée par ce problème : la division subjective que la clinique met en évidence dans la distance, variable selon les moments d’une cure, qu’un sujet entretient avec ses rêves, ses symptômes ou qu’il aménage par le clivage qui lui rend seul tolérable l’existence, a-t-elle quelque chose à voir avec la question de la conscience et de l’inconscient telle que la posait Descartes ? Convient-il ou non d’employer la notion d’inconscient pour réunir tous ces variétés de la division subjective ? Tel pourrait être l’un des avenirs possibles de la question, mais qui ne coïncide plus avec celle de l’âme, même sensitive. Cette dernière a été comme défaite,  parce que les questions conceptuelles se posent autrement et non pas parce que toute théorie serait vaine. L’épistémologie est régionale, chez Canguilhem parce que la capacité à définir des limites décide des notions qui n’y auront plus cours.  Les problèmes que ces dernières  contribuaient à définir se posent, dès lors, en des termes à redéfinir, eux aussi. Une conséquence majeure s’ensuit : il est probable que cela n’aura guère de sens, par exemple, de vouloir faire une biologie de la conscience puisque la biologie invente ses objets en cessant de se référer à de telles notions.

Quel est le rapport exact entre l’invention conceptuelle et le fait de pouvoir abandonner des notions jusque là inévitables ? J’ai dit en commençant que cela se faisait en même temps, sans pouvoir préciser les modalités de cette corrélation. Ce qui est certain, cependant, c’est que le moment sceptique de la pensée, au sens où Kant parlait de la méthode sceptique qui n’est pas le scepticisme, rend possible de penser autrement, ce que les travaux de Foucault vont confirmer.

III. Rareté, extériorité, cumul des énoncés dans l’Archéologie du savoir

 Qu’un champ de savoir soit limité est en rapport direct chez Foucault avec la critique interne à laquelle il soumet son propre travail : dans l’Archéologie du savoir  (dont la publication en 1969 ne succède que d’une année aux Etudes d’histoire et de philosophie des sciences), c’est grâce à la rectification des erreurs ou des insuffisances inévitables qu’il parvient à définir ce qu’il nomme un énoncé.  Comme il aimait à le dire, il se lançait à l’aveugle dans des terrains non défrichés sans que la méthode qu’il mettait en œuvre pût être définie a priori. Ce fut le cas pour les modes d’exclusion de la folie, la rupture constitutive de la naissance d’une clinique médicale  ou les changements d’episteme  dans l’abord des espèces vivantes, des langues ou des activités laborieuses. Il n’y a chez Foucault ni discours de la méthode, ni table des catégories ou des principes de l’entendement pur, et cela pour une raison assumée : les concepts découverts par l’étude de ces décrochages dans l’histoire de la folie, de la médecine, des sciences dites humaines ne sont mis au point qu’après coup car la méthode ne préexiste pas à ses objets, elle leur est immanente. Non pas que les concepts mis en œuvre épousent la rationalité interne de ce dont ils traitent. Au contraire, on n’est jamais allé aussi loin que Michel Foucault dans l’idée que la connaissance d’un champ de réalité diffère toujours des nervures internes de ce dont elle repère l’existence : repérer un énoncé, c’est parvenir à le placer dans le champ d’extériorité qui l’individualise. Mais le rapport intrinsèque entre critique et limitation du champ  tient au fait que les concepts opératoires dans un domaine sont définis après coup, après avoir été d’abord mal employés dans un domaine donné d’investigation. Par exemple, il a eu tort, dit-il, dans l’Histoire de la Folie à l’âge classique, de faire comme si une expérience unique de « La » folie  unifiait la disparité des relations d’extériorité qui donnent leur configuration respectives à la « Nef des fous », à la déraison, à la maladie mentale. Il n’y a pas moyen de commencer autrement que par une erreur, mais il importe au penseur de pouvoir la rectifier, et les modalités de cette critique permettent de définir la réalité ou la positivité d’une pratique discursive. Autre exemple : ce n’est pas la constance de la forme ni le type d’enchaînement entre les propositions ni le style descriptif  qui fait l’individualité des énoncés médicaux au XIX è siècle : «  bref, il m’avait semblé que la médecine s’organisait comme une série d’énoncés descriptifs. Mais là encore il m’a fallu abandonner cette hypothèse de départ et reconnaître que le discours clinique est tout autant un ensemble d’hypothèses sur la vie et la mort, de choix éthiques, de décisions thérapeutiques, de règlements institutionnels, de modèles d’enseignement, qu’un ensemble de descriptions»[8]. Foucault finit même par dire qu’il a eu  tort de donner comme sous-titre « Une archéologie du regard médical », à la Naissance de la clinique [9] car il donnait à croire par là à l’unité des rapports entre le visible et le langage en médecine. C’est bien cette pente qu’a suivie Deleuze : là où Foucault parle d’énoncé, Deleuze transforme et relit les œuvres comme « une ontologie de l’énonçable et du visible », ce qui ruine justement le repérage des relations d’extériorité rendant discernable un énoncé et ce système d’énoncés que Foucault nomme discours[10]. Un énoncé se caractérise donc par la critique de ce avec quoi on l’a d’abord confondu: l’organisation logique des propositions,  la structure grammaticale et stylistique du sens,  la structure signifiante d’un texte  ou d’une langue ou encore les actes illocutoires, ancêtres du « performatif ». Dire que les rêves ont un sens n’est pas le même énoncé chez Freud et chez Artémidore au IIè siècle. Un livre n’est pas le même énoncé avant et après la mort de son auteur car il n’entre pas dans des relations du même type avec les conditions de propriété intellectuelle ni même de confrontation à d’autres ouvrages.

La limitation caractérise dès lors, non seulement le « système non déductif » des relations qui s’établissent entre des mesures institutionnelles, des savoirs, des pratiques, mais aussi les composantes d’un énoncé lui-même : « rareté, extériorité, cumul ». Qu’un énoncé soit rare  signifie que le système des règles qu’il réalise pour un temps découpe un plan où se côtoient des pratiques, des savoirs des mesures politiques ou administratives. Or  cette individualité est beaucoup plus limitée que, par exemple, le nombre infini des phrases que permet de former la structure d’une langue. Et c’est même cette rareté qui fait de l’énoncé un bien qu’on s’arrache, ce qui confirme qu’il relève d’un mixte de savoirs et de pouvoirs. Un discours, comme ensemble d’énoncés a aussi des conditions temporelles : le cumul se réfère à la manière dont il supporte un mode de répétition, de rémanence, d’additivité, de récurrence qui définit un mode propre de filiation. Lorsqu’il définit cette limitation ou cette finitude d’un nouveau genre – une finitude qui ne se réfère plus au contrepoint avec un infini et qui ne relève pas non plus  d’une phénoménologie –,  Michel Foucault ne résout pas plus que Georges Canguilhem la question de savoir ce que deviennent les notions préalables abandonnées grâce à une critique. Parfois, il semble simplement faire de la limitation des énoncés une étude qui serait compatible avec des points de vue antérieurs : «  on n’interroge pas le sens donné à une époque aux mots de mélancolie, ou de folie sans délire, ni l’opposition de contenu entre psychose et névrose. Non pas là encore que de telles analyses soient considérées comme illégitimes ou impossibles ; mais elles ne sont pas pertinentes lorsqu’il s’agit de savoir par exemple comment la criminalité a pu devenir l’objet d’expertises médicales ou la déviation sexuelle se dessiner comme un objet possible du discours psychiatrique. »[11] Parfois au contraire, la limitation des énoncés introduit à une orientation philosophique très radicale puisqu’il s’agit de rien moins que « se passer des choses » et de se passer de l’illusion que la vérité d’une pensée consiste à coïncider avec l’architecture de ce dont elle parle. L’archéologie est alors le moyen, par la production d’objets finis, de se passer d’une ontologie du langage : «  La possibilité d’une analyse énonciative, si elle est établie, doit permettre de lever la butée transcendantale qu’une certaine forme de discours philosophique oppose à toutes les analyses du langage, au nom de l’être de ce langage et du fondement où il devrait prendre son origine. »

Le discernement des « positivités » qui n’est pas un positivisme, définit alors la pensée comme essentiellement critique, ce que l’analyse ultérieure par Foucault, des rapports entre diagnostic sur l’actuel et pensée critique confirmera[12]. Je nommerai moment sceptique ici, l’affirmation que l’écart pris par rapport à un système normatif – episteme ou dispositif – permet seul de le décrire. Non pas que l’expérience subjective de cet écart devienne lui-même l’objet de l’enquête par un « récit de soi ». Foucault n’est pas Judith Butler. Il investit l’expérience de l’écart dans le choix, en partie injustifiable au départ, d’un domaine d’investigation extérieur à lui-même, même si le philosophe est impliqué  dans ce qu’il définit comme l’actualité. Il y est impliqué par son écart ou son malaise sans que ces derniers deviennent l’objet de savoir à produire. Le moment sceptique qui va de pair avec le sens de la critique ainsi redéfini ne concerne plus seulement, comme chez Canguilhem, la limitation d’un savoir qui transforme ce qu’il convient d’entendre par  vérité, mais la véridicité, c’est-à-dire la manière dont des pratiques, des pouvoirs et des savoirs entrent dans le champ de ce qui peut être tenu pour vrai. L’implication du philosophe dans son diagnostic sur l’actuel se marque en ce que ces pratiques discursives ont le caractère d’événement, déchiffrable à partir de signes. En ce sens le rôle de la philosophie n’est plus de fonder mais de repérer des événements.

Retour aux sources

Canguilhem abordait-il explicitement dans ses écrits antérieurs à la dernière guerre mondiale cette liaison de la critique avec un moment sceptique ? Ce moment sceptique, ai-je dit, concerne la production de concepts, ce degré de liberté apporté à une certitude antérieure qui permet qu’une nouvelle notion se forme dans la proximité de ce qui commence à pouvoir être pensé comme illusion ou délire (Wahn dans le texte kantien). Or, dans le premier volume des œuvres de Canguilhem, la notion de la critique est plutôt liée au contrepoint établi entre connaissance et valeur qu’à l’insistance sur la fécondité d’un moment sceptique pour l’invention de pensée. En conséquence, Canguilhem à cette époque semble ne pas distinguer la méthode sceptique ou le moment sceptique du scepticisme comme doctrine. La liaison entre l’enjeu du scepticisme et la question des ruptures épistémologiques semble  n’être pas problématisée. Canguilhem rencontre alternativement l’un et l’autre. Sur le scepticisme, d’abord : on se reportera au compte-rendu qu’il donne en 1934 et pour la revue Europe  de l’ouvrage de Bertrand Russell Essais sceptiques. Lorsque Russell oppose les certitudes de la science au scepticisme à l’égard de toutes les opinions, Canguilhem débusque un scepticisme de (trop) bon aloi : « Enseigner le scepticisme à l’égard de tout ce qui est opinion, croyance, sentiment c’est voir en eux pour les nier autant d’illusions par référence à la raison et préférence de la raison. On fait alors l’apologie des mesures et des preuves et il est logique que l’on renvoie aux experts tous les problèmes de la politique (p.202). Or c’est bien une question de savoir si la juridiction de la mesure s’étend des choses aux personnes et s’il n’y a pas un domaine original qui serait celui des fins où la volonté de mesure scientifique est précisément à son tour l’illusion fondamentale… ». Le scientisme de Russell est ici dénoncé au nom de la raison pratique, pourrait-on dire, et non pas de ce qu’inaugure  la dialectique transcendantale qui lie méthode sceptique et invention conceptuelle. Il convient pourtant d’y regarder à deux fois. Canguilhem, dans cet article même, appelle de ses vœux « un scepticisme de mauvais aloi » qui n’emprisonnerait pas la question de la vérité dans l’opposition trop simple de la science et des illusions et poserait la question de « l’intempérance mathématicienne ».[13] Et les éléments d’une conception de la science non dogmatique sont donnés dans ce premier volume dans le traité de Logique14 de 1939 : « Toute science est analyse des obstacles que l’existence supposée d’une Nature dresse dans l’expérience devant nos désirs ; pour le jugement théorique qui a ainsi décidé de se constituer, l’échec prend la forme examinée plus haut, celle de l’erreur, en se considérant uniquement comme une affirmation de réalité rejetée par l’objet même. A ce moment est aussi conçue une valeur possible de jugement, la Vérité, qu’on présume capable de remplacer la valeur imprudemment accordée par la perception à un simple élan affectif et subjectif : la règle d’estimation sera conçue en conséquence, qui prescrit d’identifier en soi et pour soi ‘et non plus dans son rapport à notre désir) le monde des choses ». Pour caractériser au plus près la fécondité du moment sceptique de la pensée, qui dit mieux ?

[1] E.Kant, Kritik der reinen Vernunft, B452-454, A 424-426,  Werkausgabe Band IV, Suhrkamp Taschenbuch

Wissenschaft, S.411-412.   Critique de la raison pure,  trad. Alain Renault, G.F. 1997, p. 428

[2]  Kant affrime par là « démontrer indirectement l’idéalité transcendantale des phénomènes, dans l’hypothèse où quelqu’un ne se serait pas trouvé satisfait par la preuve directe fournie par l’esthétique transcendantale ». Ibidem B 534, A506, Suhrkamp S.47 ; traduction Renault  p.480

[3] KRV, B506, A 478, Suhrkamp S. 451;  traduction Renault  G.F.p. 463-464 :  « Cela étant, il n’y a dans la philosophie transcendantale pas d’autres questions que les questions cosmologiques à propos desquelles on puisse exiger à bon droit une réponse suffisante qui concerne la nature de l’objet, sans qu’il soit permis au philosophe de s’y soustraire en alléguant le prétexte d’une impénétrable obscurité ; …Les Idées  cosmologiques ont seules cette propriété de pouvoir présupposer comme donnés leur objet et la synthèse empirique requise par le concept de celui-ci. »

[4] « Georges Canguilhem, un style de pensée » in De Canguilhem à Foucault, La force des normes, Paris,  La Fabrique, 2009).

[5] G. Canguilhem,  La Formation du concept de réflexe , Paris, Vrin 1977, p.128

[6] Op.cit. p130

[7] G.Canguilhem, Etudes d’histoire et de philosophie des sciences, Paris, Vrin 1968,  p.302

[8] L’Archéologie du savoir, Gallimard 1969, p.47

[9] , P.74

[10] P.153

[11] P.65

[12] . Deux textes fort éloignés dans le temps se complètent et se répondent sur ce thème : « Qu’est-ce que la critique ? », (27 mai 1978) publié tardivement dans le Bulletin de la Société Française de Philosophie et « Qu’est-ce que les Lumières ? » (1984), reproduit dans Dits et Ecrits, IV, Gallimard 1994 p.676-686. Plus exactement ce volume des Dits et Ecrits contient deux textes qui ont ce titre « Qu’est-ce que les Lumières ? ». Le premier est la traduction de l’interview donnée à P. Rabinow The Foucault Reader, New York , Pantheon Books, 1984, pp.32-50 ; le second est un extrait d’un cours au Collège de France du 5 janvier 1983 paru dans le Magazine littéraire n°207, en mai 1984 reproduit dans  D.E. IV, p.679.

[13] «  Je crois toutefois que la place est libre pour une critique systématique du dogmatisme moderne bâti par l’intempérance mathématicienne, critique qui devra prendre d’abord la figure d’un scepticisme de mauvais aloi » Op.cit. p.474 14 Op.cit. p.653