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De la fonction politico-clinique du témoignage

juillet 15, 2019

Rodrigo de la Fabián[1]

1. Introduction

Dans le livre d’Axel Honneth de 1992 La Lutte pour la Reconnaissance (Honneth, 1995)[2], l’auteur situe la théorie sociale de la lutte pour la reconnaissance, d’inspiration hégélienne, par opposition à la tradition libérale hobbesienne. Hobbes pensait que la réaction «naturelle» d’un homme lorsqu’il rencontre un autre homme, était la distance, la méfiance et la lutte pour la survivance. La raison de ceci est qu’il concevait la nature humaine comme éminemment individuelle, égoïste et autonome, en supposant le pacte social comme un calcul économique qui aidait à préserver, de façon paradoxale, cette autonomie mise en danger par la lutte entre les individus. Selon Honneth, Hegel va retenir l’idée que la société et la loi humaines sont construites à partir d’une certaine forme de lutte, sauf qu’il va redéfinir cette lutte d’une toute autre manière. En effet, Hegel va identifier la présence d’un pacte «précontractuel» (Honneth, 1995, p. 42) opérant déjà dans la lutte décrite par Hobbes. C’est-à-dire que Hegel pense que si l’on ne présuppose pas ce minimum de reconnaissance mutuelle opérant déjà dans l’état de nature hobbesien, on ne pourrait pas simplement penser la coexistence des sujets, pas même pour se disputer. Pour Hegel, le crime, comme par exemple le vol, ne s’explique pas comme une conséquence de la passion égoïste. Le voleur n’accomplit pas le crime par convoitise, mais en tant que sujet exclu du droit à la propriété ; par le vol, il cherche à être reconnu, à montrer à l’autre qu’il existe et qu’il a les mêmes droits. De la même façon, pour l’agressé, la violence issue du vol qu’il expérimente, tiendrait surtout au sentiment du manque de reconnaissance en tant que sujet de droit, manque qui est vécu comme une injure, comme un Missachtung,

un dis-respect selon Honneth. Donc, ce que le crime et l’injure mettent en évidence, c’est justement l’existence de ce proto-pacte antérieur à la violence. Pour le voleur, le fait de commettre le vol, implique qu’il veut être reconnu par le propriétaire, pour l’agressé, le désir de vengeance montre à quel point sa subjectivité dépend de la reconnaissance du voleur. À ce sujet, Honneth écrit :

« Au contraire, dans leur propre orientation-action, les deux sujets ont déjà favorablement pris l’autre en compte, avant qu’ils ne se soient engagés dans les hostilités. En fait, les deux doivent déjà avoir accepté l’autre d’avance comme un partenaire à l’interaction sur lequel ils sont disposés à permettre que leur propre activité soit dépendante. Dans le cas du sujet sans propriété, cette affirmation préalable est mise en évidence dans la déception avec laquelle il réagit à la saisie inconsidérée de la propriété par l’autre. Dans le cas du sujet avec propriété, par contraste, la même affirmation préalable est démontrée par l’empressement avec lequel il reprend de l’autre, la définition de la situation comme si elle était sa propre interprétation-action. En vertu du contenu propositionnel de leurs orientationsactions, les deux parties ont simplement déjà reconnu l’autre, même si cette entente sociale n’est pas thématiquement présente. » (Honneth, 1995, p. 45-46. La traduction est mienne.)

La lutte présuppose donc une affirmation première, une reconnaissance. Dans ce contexte, Honneth nous propose différents modes de reconnaissance qui vont de l’amour, en tant que reconnaissance de la condition individuelle de l’être humain, en passant par la loi, qui reconnait la dimension universelle de l’individu, pour arriver à une forme plus achevée de reconnaissance, celle de la solidarité -estime sociale-, c’està-dire, la reconnaissance de la condition particulière du sujet dans un contexte universel. De cette manière, la lutte pour la reconnaissance est téléologiquement mue par la quête ultime de reconnaissance biographique -particulière- dans un contexte collectif ou social. Vu de l’autre côté, cela veut dire que l’injure, qui est à la base des mouvements sociaux et des querelles individuelles, est une conséquence de la sensation de n’être pas reconnu par l’autre : soit en tant que sujet d’amour, de loi ou digne d’estime sociale.

Or le but de cet article est d’interroger justement la naturalisation du champ intersubjectif où une certaine circularité entre l’injure et le crime tend à monopoliser le visé du politique, en laissant en dehors la question historico-contingente de la production du proto-pacte, de l’affirmation première. Autrement dit, ce que Honneth laisse en dehors de la lutte politique, c’est la question capitale de la création des conditions minimales de reconnaissance où, éventuellement, une injure et un crime peuvent se perpétrer. Ou encore : il me semble qu’il y a une forme de violence qui, si l’on veut, est antérieure ou latérale à la question du crime et de l’injure ; violence qu’implique l’exclusion de certains sujets hors du proto-pacte, et par conséquent, hors de la possibilité du crime et de la lutte pour la reconnaissance.

Le but de cet article est d’explorer dans un premier temps les conditions de cette forme d’exclusion puis, dans un deuxième temps, d’essayer de trouver, tant du côté du politique que du côté de la clinique psychanalytique, des stratégies pour se rapprocher de l’exclu avec qui il n’y a plus un cadre d’intelligibilité pour garantir le proto-pacte dont nous parle Honneth.

  1. Reconnaissance, reconnaissabilité, appréhension.

Dans son dernier livre dont le titre en français est Ce qui fait une vie : Essai sur la violence, la guerre et le deuil (Butler, 2009)[3] à propos de l’invasion de l’Irak par les

Etats-Unis et, en général, de la guerre menée par cette nation contre le terrorisme, Judith Butler se demande quelles sont les conditions d’intelligibilité qui font que certaines vies sont reconnues comme précieuses qu’il faut protéger et dont la perte fait pleurer une nation, tandis que d’autres vies, infrahumaines facilement tuables, ne sont pas dignes d’être pleurées. À ce sujet, elle écrit : « Une vie qui ne peut pas être pleurée, en est une dont on ne peut pas porter le deuil parce qu’elle n’a pas été jamais vécue, c’est-à-dire, elle n’a jamais compté comme une vie. » (Butler, 2009, p. 38. La traduction est mienne.). À partir de cette évidence historique, c’est-à-dire, à partir d’une certaine forme d’exclusion qui situe l’exclu en dehors du champ d’intelligibilité, Butler va préciser les conditions historiques implicites dans le phénomène de la reconnaissance :

« Si la reconnaissance est un acte ou une pratique entrepris par au moins deux sujets, et qui, comme le cadre hégélien le suggère, constitue une action réciproque, alors la reconnaissabilité décrit les conditions générales sur lesquelles la reconnaissance peut et a lieu. (…) une vie doit être intelligible comme une vie, elle doit se conformer à certaines conceptions de ce qu’une vie est, de façon à devenir reconnaissable. » (Butler, 2009, p.p. 6-7. La traduction est mienne).

Butler va donc distinguer entre reconnaissance, reconnaissabilité et intelligibilité. La reconnaissance est l’acte entrepris par deux sujets, qui suppose à la base un champ commun entre eux dans lequel la rencontre a lieu. Tel que Honneth le dit, la reconnaissance suppose une sorte de proto-pacte, suppose une acceptation d’une communalité intersubjective qui crée les conditions minimales, même pour se disputer à mort. Ce proto-pacte qui instaure la possibilité d’aimer ou de haïr est une donnée première, extérieure à l’histoire et non discutée par Honneth. Au contraire, Butler va montrer que cette communalité est un fait historique, qui n’est garantie par aucune forme substantive qui pourrait déterminer avant la lettre les traits qui produisent la différence entre l’humain et l’inhumain. Dans ce sens, dit Butler, l’intelligibilité serait le cadre historique qui établirait le domaine de ce qu’on peut connaitre. Or, si tout acte de connaissance n’est pas un acte de reconnaissance, inversement, on ne peut pas affirmer la même chose, puisque tout acte de reconnaissance est un acte de connaissance. Donc, Butler va distinguer, à l’intérieur du champ d’intelligibilité, la dimension de la reconnaissabilité. Avec ce néologisme, elle identifie les particularités socio-historiques qui créent les conditions singulières dans le champ de l’intelligibilité pour la reconnaissance.

Mais le texte de Butler ne va pas dans le sens de la création d’une nouvelle conception de la reconnaissance. Par contre, en mettant en lumière les conditions historiques de la reconnaissance, elle cherche surtout à montrer ses limites. Si la reconnaissance n’est pas garantie par une communalité a-historique, c’est-à-dire, si la reconnaissance est un acte contingent, il peut alors y avoir des rapports entre être humains qui ne peuvent pas s’expliquer dans un contexte de lutte pour la reconnaissance, parce qu’ils ont lieu en dehors de tout pacte social, en dehors de ce champ intersubjectif minimal qui garantit la possibilité de se situer dans un plan d’interaction en commun. Entre les vies qui peuvent être pleurées et celles qui n’ont pas cette dignité, il y a un abime qui brise sinon le champ d’intelligibilité, sûrement les conditions de reconnaissabilité. Selon Butler, les vies qui n’ont pas la possibilité d’être pleurées, ne sont pas des vies dégradées, injuriées, parce qu’elles sont simplement en dehors de ce qu’on peut qualifier comme étant une vie humaine. Donc pas de lutte possible : les pierres des Palestiniens ne touchent pas les Occidentaux et pas seulement parce que ces derniers sont plus puissants. Si, selon les termes de Hegel, le crime est une façon de revendiquer la sensation de ne pas être reconnu par l’autre, pour qu’il soit possible, pour que la pierre puisse faire mal, il est alors nécessaire que le besoin de reconnaissance de l’agressé dépende en quelque sorte de celui qui commet le crime. Or, justement, l’absence de reconnaissabilité brise ce circuit intersubjectif. Pour utiliser une expression lévinassienne, les Occidentaux ne sont pas seulement plus puissants que les Palestiniens, parce qu’ils sont au-delà du champ du pouvoir, ils sont là où les Palestiniens ne peuvent plus pouvoir (Levinas, 1983, p. 62)[4]. Les pierres des Palestiniens peuvent faire mal aux corps qu’éventuellement elles frappent, mais elles ne font pas mal à la subjectivité du frappé, justement parce qu’elles sont absolument muettes. Voilà le type de non-rapport entre ceux qui ont la dignité pour être pleurés et ceux qui ne l’ont pas.

Donc la reconnaissance ne peut pas établir un lien avec ceux qui sont radicalement exclus du champ de reconnaissabilité.              La conséquence politique de cette dénaturalisation des        conditions         historico-contingentes               qui         permettent       la reconnaissance, est que le dénuement des radicalement exclus ne peut pas être directement reconnu. Autrement dit, la politique de la reconnaissance est encore prise dans un registre aristocratique tant qu’elle naturalise le terrain égalitaire où la reconnaissance a lieu. En effet, seul un aristocrate, qui veut reproduire ses propres conditions de vie, peut «naïvement» croire en ce champ de communalité a-historique. Si on était tous des Athéniens, alors la lutte pour la reconnaissance aurait suffi pour comprendre les luttes sociales. Mais, parce que les Barbares existent encore, la question politique posée par Butler a du sens. La théorie morale de Honneth est construite sur un présupposé : la condition d’être humain est quelque chose d’évident en soi, tandis que Butler nous montre les conditions historico-contingentes des catégories qui définissent la dimension de l’humain. Dans ce contexte, la question est : comment peut-on reconnaître l’interpellation de ceux qui sont en dehors du protopacte ? Quelles sont les conditions pour que quelqu’un pris dans l’a priori historique (Foucault, 1969)[5], pour reprendre le concept de Foucault, formé par l’intelligibilité, la reconnaissabilité et la reconnaissance, puisse se sentir responsable de la souffrance de ceux qui ont été radicalement exclus ? Or, Judith Butler va proposer une autre forme de rapport avec eux, un rapport qui n’est pas purement négatif ou exclusif. Il s’agit de «l’appréhension» :

«(…) on pourrait distinguer entre «appréhender» et «reconnaître» une vie. «Reconnaissance» est un terme plus fort, celui qui découle des textes de Hegel (…). «Appréhension» est un terme moins précis, car il peut impliquer le «marquer», le «registrer», le «prendre acte» –ackowledging– sans une cognition pleine. Si elle – l’appréhension– est une forme de savoir, elle est liée à la sensation et à la perception, mais pas toujours –ou pas encore- sous une forme conceptuelle de savoir. Ce que nous sommes en mesure d’appréhender est certainement facilité par des normes de reconnaissance mais ce serait une erreur de dire que nous sommes entièrement limités par les normes existantes de reconnaissance lorsqu’on appréhende une vie. Nous pouvons appréhender, par exemple, que quelque chose n’est pas reconnu par la reconnaissance. En effet, cette appréhension peut devenir la base d’une critique des normes de reconnaissance.» (Butler, 2009, 4-5. La traduction est mienne.)

Butler essaye de trouver une façon de penser un rapport possible entre ces deux formes de vie, sans invoquer la capacité humaine de s’affranchir de ces conditions socio-historiques. Si Foucault a créé ce concept un peu étrange, presque oxymoronique appelé «l’a priori historique», je voudrais évoquer cette possibilité d’un rapport à la fois historiquement déterminé mais pas totalement, comme une «transcendance historique».

Appréhender une vie n’est pas reconnaitre, dit Butler. L’acte d’appréhender garde dans son cœur une certaine opacité constitutive, opacité qui, comme on va le voir, ne limite pas l’appréhension mais qui est plutôt sa condition d’existence. En effet, Butler considère la reconnaissance comme un acte trop pris dans la lumière[6] (Butler 2005, p. 41), c’est-à-dire, que le trait qui établit la condition de communalité est une positivité qui s’offre donc à la cohérence et à l’unité. Pour utiliser un concept de Lacan, on peut dire qu’il s’agit de l’Un unifiant (Lacan, 1991, p. 180)[7]. En d’autres termes, la reconnaissance est établie à partir de ce que deux personnes, ou plus, ont en commun et non pas à partir de ce qui les distingue et les sépare. Donc, un rapport établi à partir de ce qui nous sépare radicalement est la question en jeu dans la distinction entre reconnaissance et appréhension et dans ce que j’ai appelé «transcendance historique».

Dans l’œuvre de Butler, ce trait qui permet de penser l’appréhension, qui établit un champ commun non pas à partir de l’Un unifiant, mais de la différence, de l’intervalle, est la précarité (Butler, 2004[8] ; Butler, 2009), la vulnérabilité de la vie humaine -ou pour éviter la notion d’«humain», encore trop métaphysique, je dirais la vulnérabilité de la vie en tant que sociale.

La précarité, dit Butler, implique le fait de vivre socialement, c’est-à-dire le fait que notre vie soit toujours, en quelque sorte, entre les mains des autres. La vulnérabilité implique le fait d’être exposé à la fois à ceux que l’on connait et à ceux que l’on ne connait pas pour la plupart (Butler, 2009, p. 14). L’appréhension est donc la façon dans laquelle la précarité de l’exclu peut être partialement entendue.

Mais, la précarité, en tant que trait opaque, n’est pas, pour Butler, quelque chose que l’appréhension peut capturer, mettre en lumière. Il est un peu paradoxal, dit Butler, de penser que d’une part, il faut produire des normes suffisamment plurielles permettant la démocratisation des normes de reconnaissance de la précarité -de façon à ce que plus de monde acquiert le droit d’être pleuré- et d’autre part, de penser que la précarité ne peut pas être reconnue complètement, qu’elle reste toujours opaque.

«La précarité ne peut pas être correctement reconnue. Elle peut être appréhendée, prise, rencontrée et présupposée par certaines normes de reconnaissance tout comme elle peut être refusée par ces normes. (…) nous ne devons pas penser que la reconnaissance de la précarité maitrise ou capture ou même connaît pleinement ce qu’elle reconnaît.» (Butler 2009, p. 13. La traduction est mienne.)

L’objet de l’appréhension, la précarité, à partir de laquelle est établi un champ de communication entre des sujets qui se trouvent dans un rapport d’exclusion, implique de mettre en relief la double question de l’opacité que nous habite. Opacité par rapport à nous-mêmes et opacité pour les autres. Si la lutte pour la reconnaissance hégélienne est mobilisée par le désir d’effacer la distance entre qui je suis pour moi et pour les autres, l’appréhension, par contre, est mobilisée par le désir de cette limite. L’appréhension ne cherche pas à effacer la limite opaque, mais à la soulever en tant que condition d’exclusion commune. La question de l’appréhension implique la possibilité de penser comment l’élément différentiel, l’abime qui sépare les vies dignes d’être pleurées de celles qui ne le sont pas, devient directement un point de communion. D’autre façon, l’acte d’appréhension implique la production d’une communalité qui n’est pas garantie par un champ de reconnaissabilité préalable.

La précarité est le point dans lequel notre constitution subjective est assujettie aux autres, l’impossibilité d’établir une identité cohérente, une identité unifiée. La lutte pour la reconnaissance est une quête qui cherche à effacer ce point d’opacité. Elle a sûrement une valeur politique. Comme le montre Butler, il faut avancer dans la production de normes de reconnaissance plus démocratiques, mais on ne peut pas oublier que cette lutte peut redoubler l’exclusion de ceux qui se situent en dehors du champ de reconnaissabilité. Il ne faut pas oublier que nous ne sommes pas tous des Athéniens.

La responsabilité politico-sociale de démocratiser, de pluraliser les normes de reconnaissances, est un effet de l’appréhension de l’altérité de l’exclu. Butler se demande ce qu’il faut faire pour provoquer un sentiment d’indignation vis-à-vis des inégalités et des formes d’exclusion, comment créer les conditions politiques qui rendent possibles que les vies qui ont le droit d’être pleurées commencent à pleurer pour les vies qui ne l’ont pas. En particulier, elle se demande comment représenter la vulnérabilité des oppressés de façon à créer l’indignation et la responsabilité chez les Américains.

3. De la fonction politique du témoignage

Je voudrais introduire un autre concept, que l’on ne trouve pas chez Butler, mais chez Agamben (Agamben, 2002)[9], pour essayer de répondre à cette question. Il s’agit de la fonction politique du témoignage. Que ce soit à travers une photo ou un discours, etc., ce rapport sans rapport que l’appréhension habilite, aurait pour fonction celle de témoigner des exclus, de façon à mettre en question la manière habituelle de construction des normes de reconnaissance.

Je voudrais seulement retenir le cœur de la question du témoignage chez Agamben, en particulier le mouvement qu’il fait pour se débarrasser du paradoxe de Primo Levy, selon laquelle, la Shoah est un événement sans témoin. Le survivant, dit Levy par le seul fait d’avoir survécu, n’est pas le vrai témoin de l’horreur. Le vrai témoin, le témoin intégral, c’est l’effondré, celui qui n’a plus de voix. Or selon Agamben, cette limite du témoignage décelée par Levy est en fait sa condition de possibilité. L’impossibilité pour le survivant de représenter l’effondré met en acte, de façon performative, l’impossibilité pour l’effondré de prendre la parole. Deux impossibilités, celle de l’exclu et celle du survivant qui s’entretissent. La seule façon de rendre hommage à l’exclu est de ne pas pouvoir le faire, en créant une certain communalité dans l’impossibilité. Si le survivant nomme l’effondré, alors le fait que ce mot soit prisonnier de l’a priori historique rend invisible la violence de l’exclusion. On compte les morts des exclus, on compte les morts palestiniens ou irakiens, mais ces nombres, pris dans le dispositif discursif de la guerre, ne font que confirmer la matrice d’exclusion. Le seul nom possible pour l’exclu côtoie l’impossibilité pour le survivant de le nommer.

Se sentir interpelé par l’exclu, être perturbé par sa souffrance sans pouvoir éviter d’en témoigner, dépend de la possibilité de produire un champ minimal d’intelligibilité. Je voudrais mettre l’accent sur la question de la production, en tant que vraie démarche politico-réflexive qui implique de questionner les normes de reconnaissance acceptées. La possibilité ouverte à quelqu’un de se décaler du dispositif discursif, la possibilité donc, de devenir la proie des sans-voix, implique une activité critique. Si on ne veut pas réintroduire une métaphysique de la raison, c’est-à-dire, si on essaye de rester tout près des déterminations historico-discursives, alors il faut aussi penser aux conditions de production de ce décalage. Il faut y penser de façon historicostratégique, justement parce qu’il n’y a pas de garanties transcendantales -telle que la raison- d’où soutenir une critique. En fait, la critique fait partie de son objet, de façon que la production du décalage dépende du dispositif discursif qu’on critique. Ceci a deux conséquences avec lesquelles nous allons critiquer Agamben et nous rapprocher de la clinique psychanalytique.

Agamben identifie l’exclu, le témoin intégral, avec une figure propre des Lagers : der Muselmann. On ne sait pas vraiment pourquoi dans les Camps de Concentration, ils ont ainsi nommé les gens qui étaient des morts-vivants, des prisonniers qui déambulaient sans espoir, ayant perdu toute forme de résistance, docile et incohérente. L’hypothèse la plus plausible, selon Agamben, est qu’ils l’ont nommé ainsi à cause du préjugé qui caricature le rapport entre les musulmans et leur dieu particulièrement dévot et même soumis. Or, par rapport à cette catégorie, Agamben est explicite : der Muselmann est la dernière forme d’exclusion possible, au-delà il n’y a que la chambre à gaz. Le Lager, dit Agamben, était un dispositif de biopouvoir qui cherchait à séparer le bios -la vie parlant, le survivant- du zoe -la vie purement organique (Agamben 2002, p.p. 155-156). Et der Muselmann est son produit le plus sophistiqué : un homme réduit à n’être que zoe. Voilà l’impossibilité du côté de la victime.

De l’autre côté, c’est-à-dire, du point de vue du survivant, pour Agamben l’impossibilité à laquelle il se heurte est la conséquence de la limite du langage humain à signifier. Donc, si le survivant en parle, il va alors rencontrer nécessairement cette limite, impossibilité qui, dans le témoignage, doit s’effondrer sur celle de der Muselmann. Donc, ce qui représentait pour Levy l’impossibilité de porter témoignage, devient chez Agamaben une possibilité dans une impossibilité. Selon lui, c’est justement l’impossibilité du survivant d’en parler qui lui donne la possibilité de témoigner du radicalement exclu. Pour être plus précis, la possibilité du témoignage dépendrait d’une double impossibilité : celle de l’exclu qui est en dehors de tout cadre de reconnaissabilité et qui par conséquent, n’a plus accès à la parole, et celle du témoin, qui, même en ayant accès à la parole, ne trouve jamais les «bons mots» pour en parler. Par rapport à ceci Agamben écrit:

« Cela signifie que le témoignage est la disjonction entre deux impossibilités de porter témoignage; ceci signifie que le langage, afin de porter témoignage, doit donner la place au non-langage afin de démontrer l’impossibilité de porter témoignage. Le langage du témoignage est un langage qui ne signifie plus et qu’alors, il avance vers ce qui est sans langage, au point de prendre sur lui une autre insignifiance -celle du témoin intégral, celle qui, par définition, ne peut pas porter témoignage. Pour porter témoignage, il n’est donc pas suffisant de ramener le langage à son propre non-sens (…). Il est nécessaire que ce son insensé –le son émis par le Muselmann– devienne, à son tour, la voix de quelque chose ou de quelqu’un qui, pour des raisons toute autres, ne peut pas porter témoignage. Il est donc nécessaire que l’impossibilité de porter témoignage, la«lacune» qui constitue le langage humain, s’effondre, laissant la place à une impossibilité de témoigner différente -celle qui n’a pas de langage.» (Agamben, 2002, p. 39. La traduction est mienne.)

L’impossibilité générale du langage d’arriver à une signification –la «lacune du langage», selon Agamben- contre laquelle se heurte celui qui veut porter témoignage, devrait donc collapser sur une toute autre impossibilité, celle de l’exclu. C’est alors à partir de l’articulation disjonctive entre ces deux impossibilités de natures diverses que le témoignage devient possible selon Agamben. Il s’agirait d’une forme de reconnaissance dans le témoignage de ce que l’on ne peut pas reconnaitre dans l’autre. Reconnaissance dans laquelle le survivant offre sa propre opacité pour que l’opacité de l’exclu puisse trouver une certaine place parmi les vivants. On est donc très proche de la notion d’appréhension chez Butler.

Alors il me semble que dans cette conception de témoignage chez Agamben, il y a une certaine a-historicité qu’il faut doublement questionner. D’un côté, der Muselmann est une cristallisation de la victime, en devenant une sorte de mesure universelle de la souffrance humaine par exclusion. L’utilisation faite par Agamben de der Muselmann, lui permet de résoudre d’une façon a-historique la question très subtile de l’appréhension. En effet, Butler critique la position conservatrice qu’implique la défense des droits de vie, comme si la vie pouvait exister en tant que telle, en dehors des conditions contingentes de sa reconnaissabilité. Dans le même sens, la victime n’existe pas avant de créer les conditions historico-politiques pour pouvoir être interpellée par sa souffrance. C’est-à-dire, la figure de der Muselmann, le sens de sa souffrance, ne peut pas être directement extrapolée en dehors des camps de concentration sans l’idéaliser et le faire sortir des conditions historiques de sa production. L’appréhension, donc, implique un rapport avec cette singularité historiquement située dans sa particularité avant d’être positionnée dans un champ de reconnaissabilité commune où, en passant par les lois générales de la reconnaissance, elle deviendrait plus abstraite et, par conséquent, comparable à d’autres formes de souffrance. En deuxième lieu et dans le même sens, je me demande si du côté du survivant, l’impossibilité générale, non historique, inscrite dans le langage, est la limite plus appropriée pour faire résonner la voix des sans-voix. Pour être plus précis, je me demande quelles sont les conséquences politiques de croire que la limite universelle et a-historique du langage est le ressort qui permet au témoin de se décaler des normes de reconnaissance dominantes. Ou bien, la même question mais posée autrement : quelles peuvent être les conséquences de penser qu’une partie inhérente de la critique politique aux formes de reconnaissance habituelles devrait chercher à créer les conditions de production, toujours historiquement situées, d’une telle limite ? Si cette limite est la condition nécessaire pour l’ouverture vers des formes de vies qui sont en dehors du champ de reconnaissabilité, alors il me semble très important d’essayer de répondre à ces questions. Et je vais tenter une réponse du point de vue de la clinique psychanalytique.

4. De la reconnaissance au témoignage dans la  clinique psychanalytique

Dans les premiers séminaires et textes de Lacan, nous trouvons une forte influence de la théorie hégélienne de la reconnaissance. En fait, pour lui, le but de la cure psychanalytique était intimement lié à la reconnaissance intersubjective. Pour comprendre la place centrale de ce concept dans le premier Lacan, il faut se souvenir de sa définition du désir : «le désir est le désir de l’Autre». «De l’Autre» dans le double sens du génitif ; l’Autre étant à la fois la cause du désir et son destinataire. «Le désir humain est, chez le sujet humain -dit Lacan en 1954- réalisé dans l’autre, par l’autre, chez l’autre comme vous dites.» (Lacan, 1975 p. 277) [10]. Le désir humain est donc un désir de reconnaissance, un désir de désir. Dans ce sens, Lacan va identifier le refoulement non pas comme un acte privé, mais comme un acte intersubjectif. À ce sujet, il dit : «C’est à ce niveau que le sujet a à reconnaitre et faire reconnaitre ses désirs. Et s’ils ne sont pas reconnus, ils sont comme tels interdits, et c’est là que commence en effet le refoulement.» (Lacan, 1975, p. 287). Le refoulement est donc un manque de reconnaissance que la cure psychanalytique devrait transformer. Or, pour préciser le type de reconnaissance intersubjective qui devrait opérer dans le processus de la cure, Lacan va introduire une distinction capitale entre la dimension imaginaire et symbolique de la reconnaissance (Lacan, 1975, p. 276).

La reconnaissance imaginaire se dirige vers un semblable, quête qui s’avère toujours décevante, toujours frustrante. La raison de ceci est que le semblable ne peut nous reconnaitre qu’en tant que moi, c’est-à-dire, comme une forme d’objectivation du sujet. Or du point de vue de Lacan, toute forme d’objectivation rate la reconnaissance du sujet.

Par rapport à ceci, Lacan dit :

«Nous avons toujours discerné deux plans sur lesquels s’exerce l’échange de la parole humaine -le plan de la reconnaissance en tant que la parole lie entre les sujets ce pacte qui les transforme, et établit comme sujets humaines communicant- le plan du communiqué, où on peut distinguer toutes sortes de paliers, l’appel, la discussion, la connaissance, l’information, mais qui en dernier terme, tend à se réaliser l’accord sur l’objet. Le terme d’accord y est encore, mais l’accent est mis ici sur l’objet considéré comme extérieur à l’action de la parole, et que la parole exprime.» (Lacan 1975, p. 175)

Donc, selon Lacan, l’échange de la parole aurait lieu sur deux plans : le plan de la reconnaissance symbolique du dire et le plan imaginaire du dit, de l’objet extérieur à l’action de la parole. Le plan symbolique implique la reconnaissance du sujet en tant que tel, du sujet non objectivé dans le dit, mais dans la fluidité du dire. Or ce qui permettrait la reconnaissance symbolique, c’est un pacte différent de l’accord au niveau imaginaire. L’accord, au niveau imaginaire, porte toujours sur l’objet, sur une extériorité à l’acte de parole. Pour Lacan, toute reconnaissance à ce niveau est fondamentalement instable et est fondée sur un pacte préalable. Le seul fait de s’adresser et être adressé, implique de donner à l’Autre une position de privilège. En 1960, Lacan écrit : «(…) le pacte est partout préalable à la violence avant de la perpétuer, et ce que nous appelons le symbolique domine l’imaginaire (…)» (Lacan, 1971, p. 290)[11]. En d’autres termes, si le pacte est préalable à la violence, il se dérobe donc à l’histoire. C’est-à-dire, les sujets historiques pris dans un plan intersubjectif ne peuvent sinon confirmer le pacte symbolique.

Lacan va identifier le plan du dire comme parole pleine et le plan du dit comme parole vide : «La parole pleine -écrit Lacan- est celle qui vise, qui forme la vérité telle qu’elle s’établit dans la reconnaissance de l’un par l’autre. La parole pleine est la parole qui fait acte. Un des sujets se trouve, après, autre qu’il n’était avant.» (Lacan 1953-1954, p.

174)

Dans ce sens, l’analyste, selon Lacan, devrait contribuer à la production d’une parole pleine et pour ceci, il faudrait qu’il se situe non pas du côté du petit autre sinon dans le grand Autre comme un vrai sujet (Lacan, 1980, Introduction du grand Autre[12] ; Lacan 1999, p. 213[13]). L’analyse du transfert irait dans le sens de la réduction des figures imaginaires avec lesquelles l’analyste va être recouvert par le transfert, de façon que l’analyste puisse se situer, finalement, comme le véritable interlocuteur, la vraie cause du désir, c’est-à-dire, dans le grand Autre en tant que sujet capable de produire la levée du refoulement à travers la reconnaissance symbolique.

Mais ce modèle de cure, où la reconnaissance avait une place centrale, ne va pas durer longtemps chez Lacan. L’importance du réel et l’invention de l’objet petit «a» vont vite bouleverser cette vision de la cure analytique. En premier lieu, la critique de Lacan à la complétude du symbolique, va limiter la possibilité de la reconnaissance. En d’autres termes, le fait que le grand Autre soit castré, implique qu’il va toujours rester une marge, un résidu, un différend du sujet que l’Autre ne peut pas reconnaitre. C’est-àdire, le vrai sujet n’existe ni du côté des individus, ni du côté du grand Autre. En deuxième lieu, les progrès dans la théorie du surmoi et, en particulier, l’appropriation par Lacan de la géniale intuition freudienne de la loi insensée et non satisfaisable du surmoi, lui font découvrir la dimension surmoïque de la reconnaissance. Dans Malaise dans la Civilisation, Freud affirme que les renoncements faits au nom du surmoi, au lieu de l’apaiser, le rendent encore plus puissant et sadique. Avec cette intuition, Freud venait de démasquer la fantaisie névrotique du renoncement au désir, pour attendre qu’il soit un jour rendu comme signal de reconnaissance du surmoi. Freud se convainc que demander une reconnaissance du surmoi pour récupérer le désir était un chemin destiné à échouer. En des termes lacaniens, ceci implique que si le grand Autre est castré et en plus habité par une loi insensée, demander sa reconnaissance est un acte profondément aliénant qui conduirait à donner existence et consistance à une subjectivité fantasmatique qui nous tyrannise. En troisième lieu, le fait d’avoir établi une distinction nette entre demande d’amour et désir, va contribuer à la redéfinition du dernier. Pour Patrick Guyomard (Guyomard, 1992, p. 25.)[14], chez Lacan, il ne faut pas demander le désir -le demander serait un piège surmoïque- mais il faut l’affirmer. De cette façon, en 1960, Lacan définira le désir avec une citation de Paul Eluard : le dur désir de durer (Lacan 1986, p. 357)[15]. Le désir, à la différence de la demande, plutôt que chercher la reconnaissance de l’Autre, cherche à se perpétuer, désir de désirer plutôt que désir de l’Autre.

Ceci va transformer la conception du traitement chez Lacan. En comparant les citations suivantes, la différence devient évidente et, en particulière, en ce qui concerne le rapport entre traitement et fonction de la reconnaissance :

En 1955, Lacan dit :

«L’analyse doit viser au passage d’une vraie parole, qui joigne le sujet à un autre sujet, de l’autre côte du mur du langage. C’est la relation dernière du sujet à un Autre véritable (…).» (Lacan, 1980, p. 338) Tandis qu’en 1960, Lacan dit:

«Que nous dit Freud? -sinon qu’en fin de compte, ce que trouvera au terme celui qui suit ce chemin, n’est pas essentiellement autre chose qu’un manque.» (Lacan, 2001, p. 52)[16]

Donc, à la fin de l’analyse, pour Lacan, l’analysant devrait trouver non pas un sujet, mais un manque, c’est-à-dire qu’au lieu d’incarner un sujet, l’analyste devrait présentifier l’objet petit a (Lacan, 1973, «En toi plus que toi»)[17]. Même plus, Lacan va tellement distancier le but de la cure de la reconnaissance intersubjective qu’il va montrer qu’il y a un rapport d’exclusion entre le sujet et sa représentation au niveau

de l’Autre (Lacan 1973, «Le sujet et l’Autre : l’aliénation» ; «Le sujet et l’Autre : la aphanisis»). C’est-à-dire que si l’Autre se subjectivise, l’individu s’objectivise, de façon à ce que l’analyste doit s’objectiver pour que l’analysant puisse se subjectiver.

La notion de sujet lacanien va être radicalement bouleversée par ces changements. Au début de son œuvre, le sujet était l’effet intersubjectif de la reconnaissance symbolique, tandis que dès les années soixante, le sujet va se situer là où toute norme de reconnaissance échoue. Par conséquent, l’analyste, au lieu d’incarner le sujet du grand Autre, devrait présentifier la castration de l’Autre, l’objet petit a.

À ce sujet, Lacan écrit :

«Cet a se présente justement, dans le champ du mirage de la fonction narcissique du désir, comme l’objet inavalable, si l’on peut dire, qui reste en travers de la gorge du signifiant. C’est en ce point de manque que le sujet a à se reconnaître.» (Lacan, 1973, p. 301)

On peut donc dire que le sujet lacanien n’est pas l’effet d’une reconnaissance, mais plutôt de ce que le grand Autre ne peut pas reconnaitre en lui. Le sujet peut se reconnaitre non pas dans le champ intersubjectif, mais en étant confronté au fait que le grand Autre échoue à le reconnaitre. C’est pour cela qu’on peut affirmer que le sujet lacanien est la conséquence d’un échec, de l’échec à devenir sujet au sens de la reconnaissance intersubjective. (Dolar, 1993[18] ; Safatle, 2010[19]).

Il me semble qu’avec cette conception, Lacan s’insère fortement dans la tradition clinique psychanalytique du travail avec l’exclusion. Au début de son œuvre, Lacan avait défini le refoulement comme ce que les normes de reconnaissance excluaient et par conséquent, il cherche une forme de reconnaissance qui peut donner consistance au sujet. Comme Honneth, Lacan avait trop confiance en certaine dimension du pacte qui pourrait garantir la pacification de la lutte pour la reconnaissance. Or après les avancées théoriques que nous avons décrites brièvement, Lacan va se heurter à l’évidence que cet horizon de neutralité universelle de la loi qui permettrait de créer les conditions de la reconnaissance au-delà des contenus historiquement objectivés, était brisé. Alors Lacan va faire un mouvement génial : à la différence de Honneth, il ne cherche pas à trouver de nouvelles formes de reconnaissance, plus démocratiques, plus inclusives. Pour Lacan, toute forme de reconnaissance était fondamentalement aliénante. Le bouleversement théorique consistait donc à installer le sujet de l’inconscient juste dans l’intervalle, dans le point aveugle des normes de reconnaissance.

La clinique psychanalytique, et plus particulièrement la répétition transférentielle, met en évidence la limite de tout pacte symbolique pour contenir et définir le champ intersubjectif. L’exclusion à laquelle la psychanalyse est confrontée n’est pas de l’ordre de l’imaginaire, de la lutte pour la reconnaissance, mais l’exclusion du réel par rapport au symbolique. La répétition transférentielle met en jeu une dimension traumatique de la subjectivité qui n’est pas simplement affectée par un manque de reconnaissance, mais qui est hors du champ de reconnaissabilité. On comprend bien alors la logique profondément analytique de l’avancé théorique lacanienne.

Or, il me semble que cette façon de penser la clinique a des conséquences qu’il faut repenser. Si la première notion de sujet chez Lacan était une conception sociale, je pense que sa deuxième conception devient plus «libérale». Effectivement, la reconnaissance comme mécanisme fondamental de la subjectivation, va être remplacée par une sorte d’acceptation tragique du manque de l’Autre et de la solitude proprement antigonienne dans laquelle le sujet advient au monde. Littéralement, il n’y pas de témoins possibles pour l’acte constitutif de la subjectivité.

Mon hypothèse est que selon Lacan, l’analyste conduit un processus de cure prémuni avec l’a priori du manque au niveau symbolique (De La Fabian, 2010)[20]. En ceci Lacan

et Agamben sont très proches. Les deux pensent à la façon de rapprocher le manque de l’Autre au manque particulier de l’analysant ou bien de l’exclu dont on porte témoignage. Mon hypothèse est que justement ce rapprochement empêche Agamben de porter témoignage et Lacan d’apprendre -dans le sens de Butler- l’altérité de l’analysant.

  1. Du moment politico-social de la critique des normes de reconnaissance : contingence est reconnaissance.

Plus haut, j’ai posé quelques questions que je voudrais reprendre : politiquement et cliniquement parlant, quelles sont les conséquences de croire que la limite universelle et a-historique du langage est le ressort qui permet au témoin de se décaler des normes de reconnaissance dominantes ? Ou autrement dit: quelles peuvent être les conséquences de penser qu’une partie inhérente de la critique politique et de la position clinique par rapport aux formes de reconnaissance habituelles devrait chercher à créer les conditions de production, toujours historiquement situées, d’une telle limite ?

Pour Butler, le point qui permet de créer un champ de communalité dans la différence est la précarité, la vulnérabilité des individus. Or, il me semble que la seule façon de porter témoignage et de pouvoir faire sortir la clinique psychanalytique du solipsisme tragique passe par la possibilité de mettre en acte cette vulnérabilité. Et justement, la certitude du manque symbolique est à mon avis chez Agamben et chez Lacan, une dernière défense face à la peur de la perte de la maitrise que cela implique, une dernière barrière face à la performativité de l’acte de mettre en jeu la propre vulnérabilité.

La précarité est un concept à la fois socialement et historiquement situé. Social parce qu’elle implique le fait d’être intimement construit et toujours dépendant des autres. De plus, la précarité implique que les formes de dépendance sont historiques. Cette dernière dimension détermine justement le fait qu’on ne puisse pas reconnaitre directement les exclus. Si la précarité est seulement une question propre à la nature sociale humaine, elle deviendrait alors un domaine de reconnaissabilité a-historique. Le manque qui pourrait faire vibrer la voix des sans-voix -sans les objectiver- doit être un manque aussi historique que celui de la victime.

Je suis donc d’accord avec Judith Butler lorsqu’elle affirme que chez Lacan, il y a une sacralisation de la fonction de manque (“religious idealization of failure” Butler, 1999, p. 76[21]). C’est-à-dire que le manque est mis hors l’histoire par Lacan. Au contraire, plutôt que de reposer sur la certitude de l’existence d’une limite a-historique, il me semble que la position analytique ainsi que la question politique du témoignage des exclus, implique la production critique de limites historiquement situées, des normes dominantes de reconnaissance dans un certain domaine discursif. Critique qui crée les conditions pour être éventuellement perturbée par une autre impossibilité, c’est-àdire, pour devenir témoin de la vulnérabilité de l’autre. Et le savoir analytique et la lutte politique pour la reconnaissance, au lieu de résoudre a priori la question du manque, devraient être une critique qu’ouvre la possibilité d’apprendre la vulnérabilité de l’autre qui se situe hors du champ de reconnaissabilité à travers la propre vulnérabilité, mis en acte de façon historiquement contingente.

Mais, qu’est-ce que «mettre en acte la vulnérabilité de façon contingente et historique», pourrait signifier ? La certitude de l’existence du manque dans le langage, chez Lacan et Agamben, évite de poser la question sur la fonction capitale qu’aurait la production historico-contingente des critiques des normes de reconnaissance. En effet, pour pouvoir entendre la voix des sans-voix -dans le domaine politique- ainsi que celle du trauma qui se répète dans le transfert -dans le domaine analytique-, il me semble qu’il ne suffit pas de s’appuyer sur cette certitude transcendantale.

Par contre, la fonction de l’appréhension chez Butler nous conduit vers une autre voie. Elle écrit: appréhension peut devenir la base d’une critique des normes de reconnaissance.» (Butler, 2009, 5. La traduction est mienne). L’appréhension de la vulnérabilité des autres serait donc une façon de prendre acte acknowledge– de ma propre vulnérabilité. C’est-à-dire aux antipodes de Lacan et d’Agamben ; ce n’est pas parce que je confie que ça manque que je peux donner la possibilité à l’exclu d’être en quelque sorte reconnu. Au contraire, c’est parce que l’exclu m’expose au manque que je peux en même temps critiquer les normes de reconnaissance dominantes, en lui offrant de façon non revendicative cette révélation opaque et lui reconnaitre dans son altérité. La vulnérabilité n’est pas un manque stable d’où l’on peut en extraire une certitude ; être vulnérable implique plutôt être exposé à l’autre de façon que je ne puisse même pas choisir ma propre mort. Dans la torture, par exemple, Butler montre qu’il s’agit d’exploiter le lien qui nous raccroche aux autres au point d’être dépossédé de la possibilité de couper ce lien par la mort (Butler, 2009). Un être vulnérable ne peut pas se confier à la négativité de la mort comme dernière garantie de la liberté.

Mais il est vrai que, si on est toujours pris dans des normes de reconnaissance et si, en plus, nous ne pouvons plus nous confier au manque universel du langage pour s’en sortir, alors il n’y a aucune garantie d’entendre la voix des sans-voix. Il nous faut donc repenser comment articuler la double impossibilité dont nous parle Agamben : au lieu de la confiance au manque universel du langage, je propose la critique, dirais-je étique, des normes de reconnaissance -du champ de reconnaissabilité- et puis, éventuellement, la question politique de la rencontre -toujours contingente- avec la voix des sans-voix. Lorsque Butler dit que l’appréhension peut devenir la base de la critique des normes de reconnaissance, elle y montre que la dialectique critique suppose un instant social et contingent indépassable : c’est en passant par l’exclu qu’un cadre normatif peut être critiqué. Mais cette rencontre contingente présuppose le moment de la critique interne au cadre normatif, critique qui peut me rendre sensible à la contingence de la rencontre avec l’exclu. Le moment éthique de la critique est un mouvement solipsiste en soi, du moins jusqu’à ce qu’il rencontre l’autre manque, le manque de l’exclu. Pas pour le reconnaitre -au sens de Honneth- mais pour offrir l’ouverture du cadre normatif, issue de la rencontre contingente avec lui, comme s’il s’agissait d’une caisse de résonance où sa voix sourde pourrait trouver une surface d’inscription sonore. Il ne s’agit donc pas, comme chez Agamben et Lacan, d’offrir la certitude d’un manque universel et impassible. Il s’agit plutôt de lui offrir, de mettre à sa disposition le ravissement de la maitrise du Moi, effet de la contingence de la rencontre avec l’autre dont je dépends.

[1] Facultad de Psicología, Universidad Diego Portales, Santiago, Chile. E-Mail: rodrigo.delafabian@udp.cl

[2] Honneth, Axel: The Struggle for Recognition. The moral Grammar of Social Conflict.Polity. UK: Polity Press, 1995.

[3] Butler, J. (2009): Frames of War. When is life Grivable? London: Verso, 2010.

[4] Levinas, E. : Le temps et l’autre. Paris : Presses Universitaires de France, 1983.

[5] Foucault, Michel : L’archéologie du savoir. Paris: Gallimard, 1969.

[6] Butler, Judith: Giving and Account of Oneself. Fordham University Press, N.Y., 2005.

[7] Lacan, Jacques : L’envers de la psychanalyse. Le séminaire, livre XVII. Paris : Éditions du Seuil, 1991.

[8] Butler, Judith: Precarious lifes. The power of mourning and violence. London: Verso, 2004.

[9] Agamben, Giorgio: Remnants of Auschwitz. The witness and the Archive. New York: Zone Books, 2002.

[10] Lacan, J. (1953-1954): Les écrits techniques de Freud. Le séminaire – livre I. Paris : Éditions du Seuil, Poche, 1975.

[11] Lacan, Jacques: Subversion du sujet et dialectique du désir (1960). In : Écrits II. Paris : Éditions du Seuil, Poche, 1971.

[12] Lacan, Jacques : Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique psychanalytique. Lé séminaire, livre II. Paris : Éditions du Seuil, Poche, 1980.

[13] Lacan, Jacques : Intervention sur le transfert (1951). In : Écrits II. Paris : Éditions du Seuil, Poche, 1999.

[14] Guyomard, Patrick : La jouissance du tragique. Antigone, Lacan et le désir de l’analyste. Paris : Aubier, 1992.

[15] Lacan, Jacques : L’éthique de la psychanalyse. Le séminaire – livre VII. Paris : Éditions du Seuil, 1986.

[16] Lacan, Jacques: Le transfert. Le séminaire – livre VIII. Paris : Éditions du Seuil, 2001.

[17] Lacan, Jacques: Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Lé séminaire, le livre XI. Paris : Éditions du Seuil, Poche, 1973.

[18] Dolar, Mladen : Beyond Interpellation. Qui Parle, Vol. 6 Spring/Summer 1993.

[19] Safatle, Vladimir : La passion du négatif : Lacan et la dialectique. Hildesheim : Georg Olms Verlag AG, 2010.

[20] De La Fabian, Rodrigo : Une critique du paradigme tragique en psychanalyse à partir de la conception éthique de la subjectivité chez Emmanuel Levinas. De l’assomption tragique au soupçon comique de la castration. L’évolution psychiatrique 75 (2010) 565–581.

[21] Butler, Judith: Gender Trouble. Feminism and the subversion of identity. New York, London: Routledge, 1999.